CASSIE RAPTOR By Li Rodagil - shoot 3_2

Interview – Cassie Raptor

Publié le 26 juin 2024

Le 31 mai dernier, la DJ et productrice de hard techno Cassie Raptor sortait ‘Predator’, son premier album. Avant de faire part de son regard sur la hard techno, la Parisienne s’est confiée à DJ Mag sur ce chapitre de sa vie qui s’accompagne d’un nouveau show.

Ce premier album était-il préparé depuis longtemps ?
Au niveau de la prod, j’ai bossé dessus au moins un an. Il y a eu plusieurs mois qui ont suivi pour travailler le mix, le mastering, les artworks. Je suis allée à Toulouse voir mon pote The Clamps qui m’a aidé sur le mix. On a bossé tous les deux dans son studio. Pour le mix, j’avais besoin de bosser en physique. Sinon, très vite, la personne peut changer la couleur de tous tes sons sans le vouloir. On a tous tendance à s’approprier les choses, à les amener vers ce qu’on aime. Je trouve ça vraiment important d’être à côté pour être sur la même longueur d’onde. Essaie d’expliquer du son dans un mail. C’est dur. En tout cas, je me suis entourée de personnes proches avec qui j’ai un vrai feeling. J’ai du mal à faire appel à quelqu’un que je ne connais pas.

Ressentais-tu le besoin de faire un album ?
J’avais envie de raconter quelque chose, une histoire. J’ai beaucoup plus de mal à le faire dans un track. J’ai souvent ce problème qu’ont certains artistes, à savoir mettre trois tracks dans le track. C’est cool d’amener de la narration. Mais il faut que ça reste un track, que ce ne soit pas plusieurs histoires. Et pour raconter toute mon histoire, j’avais besoin d’espace pour bien amener les choses, qu’elles évoluent. Au départ, je n’avais pas conscientisé ce que j’allais réellement faire. Il s’avère que je traversais une histoire personnelle traumatique dont je ne pouvais pas parler. J’avais besoin de l’extérioriser. Je l’ai fait au travers de la musique. Chaque track est dans la chronologie de ce que je vivais au moment où je produisais. Et l’album s’est arrêté quand je ne ressentais plus le besoin d’écrire là-dessus. C’est devenu un mini album. Je n’avais pas besoin de faire 14 tracks. Mais il raconte cette année de healing process (processus de guérison, ndlr) et d’extériorisation des choses que je ne pouvais pas dire. D’ailleurs, cet album n’a pas de mots. Je ne pouvais vraiment pas parler. Si j’avais voulu écrire cette grosse histoire en un track, je n’aurais pas réussi. Mois après mois, un nouveau track arrivait avec une nouvelle énergie. C’est un peu mon parcours.

Aujourd’hui, te sens-tu capable de parler publiquement de cette période ?
C’est toujours très compliqué. Je ne peux pas en dire plus là-dessus. Un jour, j’espère.

Penses-tu que le public puisse comprendre le message derrière cet album ?
J’ai mis des indices dans les noms des tracks. Certaines personnes vont comprendre, mais très très peu. Le but n’est pas que le public le comprenne. Si je l’avais souhaité, je l’aurais rendu plus clair. Je pense malgré tout qu’il peut toucher les gens sans qu’ils comprennent mon histoire. Il y a de vraies émotions dans ces tracks. Chacun peut se les approprier avec sa propre histoire. Il y a de la lutte, de la marche… C’est un album vraiment sombre. On n’est pas sur un disque lumineux. Mais il y a une notion de force, de battant. Certains rythmes qui s’accélèrent donnent presque le tournis, d’autres donnent envie de danser comme ‘Alter Dimension’, le track le plus happy selon moi. J’avais une image en tête, comme si je passais au-dessus des nuages en avion. Une fois en hauteur, tout est beau avant que tu ne redescendes dans un monde super sombre. C’est pour ça qu’il est vers la fin du LP. C’est le moment où j’avais des entre-deux avant de retomber dans la matrice. ‘Raptor Evolution’, le dernier track justement, est dans la force. La carapace s’est endurcie. Maintenant, on peut avancer. Next chapitre.

Depuis que cet album est sorti, est-ce réellement un chapitre de ta vie qui se clos ?
Il y a une vraie page qui se tourne. Mais cette histoire n’est pas terminée. C’est difficile de dire sans trop en dire. Il faut y aller step by step. En attendant, il y a cet album qui pourra, j’espère, trouver un écho chez les gens, donner des émotions, leur parler à ce niveau-là. D’ailleurs, je commence à écrire des paroles sur d’autres sujets, toujours dark évidemment. Les gens qui sont tout le temps heureux, je suis ravie pour eux. Mais je ne me suis jamais sentie comme ça. Il faut que je parle de mes trucs. Forcément, ce sont des choses sombres sur une énergie très cool. Et les paroles permettent de se connecter au plus grand nombre en étant clair avec le public.
Personnellement, je suis très « lire entre les lignes », mais j’ai envie de faire cet effort-là, mettre du verbe là-dedans.

Produire un album t’a-t-il fait découvrir de nouvelles manières de travailler ?
Globalement, j’ai travaillé comme je travaille mes tracks, à savoir que j’ai besoin de passer plusieurs jours en mettant le téléphone de côté, dans ma bulle, au studio, jour et nuit, éclairée à la bougie. C’est mon rituel. Je bois café sur café. Je ne dors plus. Il me faut un premier temps pour me mettre dans ma bulle. Ensuite, le temps de commencer à jammer sur les machines. Quand je pars sur un nouveau projet, j’ai besoin d’enregistrer des nouveaux sons. Je rouvre les machines.
Je plug tout différemment. J’ai envie d’aller chercher d’autres sonorités qui sont dans le même univers. J’ai envie, ne serait-ce que pour moi, de prendre du plaisir à redécouvrir encore et encore de nouvelles choses. Ensuite, j’enregistre plein, voire trop de choses. J’extrais ce qui me paraît intéressant et me constitue une grosse banque de samples, synthés, drums, FX, etc. Pour le coup, j’ai dû prendre deux ou trois journées pour ça. Chaque track a des nouveaux sons à lui.
Mais il y a une structure commune même si les kicks sont différents. J’avais envie de tester différents sons plus hardcore, plus techno et de level up en kick. J’ai avancé track par track même si parfois j’étais sur deux ou trois morceaux en même temps, notamment à la fin de l’album. J’ai progressé entre temps. Donc je suis repassée sur tous les premiers pour rééquilibrer ce que j’apprenais en cours de route. C’était récurrent dans mon travail.

Même si ce disque est tourné club, tu sembles avoir tenté de respecter les codes de l’album, ce qui est est un vrai défi dans la hard techno…
J’aime vraiment ça… créer de la narration. J’essaye parce que ces codes-là me parlent. J’ai envie de les retrouver dans la musique que je fais. Pourtant, par rapport aux autres, je suis la moins club. Mais ça me va très bien. J’adore les artistes très narratifs comme BSLS. Ça me fait vriller ce genre de techno. C’est ma came. Mais je trouve que la narration manque de nos jours. La techno, le mix, tout s’appauvrit parce qu’on doit tout sortir très vite. Les mêmes samples sont réutilisés, sont plus ou moins bien mixés. A la fin, tu as des tracks qui se ressemblent. Je pense qu’il faut être sérieux deux secondes, qu’il faut reprendre le temps de bien faire les choses. On veut tout faire trop vite. Les belles choses prennent du temps. On peut comparer ça à du sexe. Si tu prends ton temps, il y a moyen que ce soit un peu mieux (rires). Mais c’est horrible, les réseaux sociaux nous obligent à perdre ce temps de concentration. Moi la première. En deux secondes tu es lassé. Combien de fois je reviens sur des posts en me disant « en fait ça m’intéressait » et je prends finalement le temps de regarder jusqu’au bout. On ne prend plus le temps d’être oisif, mettre le cerveau en off avec rien qui le pollue pour penser à nos propres pensées. Ce serait merveilleux de slow down, de reprendre le temps de faire les choses avec conscience, amour et un peu d’ambition, de créativité. On peut aller chercher des trucs qu’on n’a pas entendus pour surprendre les gens et se surprendre soi-même.

Ton album s’accompagne aussi de ‘Evolution’, un nouveau A/V show. Peux-tu nous en parler ?
J’ai toujours eu très envie d’avoir mon propre show. Mais il y a eu le Covid, donc j’ai arrêté la pratique du VJing. C’était le moment de me mettre à pleine balle dans le son. Ce qui a fonctionné. Après ça, je ne pouvais plus tout faire toute seule. Je suis contente d’avoir pu m’entourer d’une team adorable avec KTRS et NDE 94 qui bossent sur le nouveau show. Sur les projections, on retrouve des scans de moi et un dinosaure, un raptor, qu’on a custom et qu’on fait jouer avec plein d’autres éléments visuels. On retrouve la naissance du raptor, son évolution. C’est ce mix entre moi et la créature qui m’intéresse.

Pourquoi avoir choisi de mettre le Raptor en images ?
Ce sont mes deux visages. Je suis très sympa, souriante. Quand les gens me voient en vrai, ils me disent tout le temps : « Je ne pensais pas que t’étais cool, t’as l’air plus froide ou plus distante sur les réseaux. » Ils voient que j’ai un cœur. Il y a un décalage plutôt drôle. Mais je suis aussi une Raptor qui sort les griffes. J’avais envie de jouer avec ça. J’aime bien le côté hybride, centaure, créature. Ces deux facettes-là, c’est moi.

Sur tes précédents VJings, tu projetais des messages politisés à destination des minorités (femmes, personnes racisées, trans…). Cette fois-ci, tu reviens à quelque chose de plus personnel.
Je travaille vraiment à montrer au public qui je suis, ce qu’il y a à l’intérieur de moi. Mais pas sur le côté intime ou ce que c’est d’être dans ma vie tous les jours. Ce qu’il y a de plus intéressant, c’est vraiment ce qu’il y a dans ma tête et dans ce que je veux faire passer artistiquement. C’est là que je mets toute mon énergie. Je dédie ma vie à ça. Mon but, c’est de développer tout l’univers, toutes les idées que j’ai à l’intérieur, de les mettre en forme, maintenant, et de donner un super spectacle un jour, un énorme show. Pour l’instant j’avance brique après brique. Il faut que j’aille chercher ce qu’il y a au plus profond de moi, le sortir en musique, avec des paroles. C’est la chose la plus compliquée que j’ai jamais faite de ma vie. Le jour où j’arriverai à sortir les paroles, je pense que ce sera un nouveau « moi ». Un « moi » à 100%. Je serai libérée de beaucoup de chaînes.

Par le passé, tu as donc osé prendre position sur des sujets de société à travers tes shows. Un DJ doit-il, selon toi, utiliser l’aura de sa voix lié à sa réputation ?
Je dirais à personne « tu dois faire ça ». Chacun est libre. Mais, il est évident que lorsqu’on a une visibilité, on a ce pouvoir-là d’être utile. On n’est pas obligé de parler de tout. Il y a des choses dont je ne parlerai pas, sur lesquelles je ne prendrai pas position. J’ai mon avis, mais je ne m’estime pas en capacité de pouvoir en parler. Je pense que la la manière de faire est très importante. On peut faire passer des messages très explicites en prenant le micro ou plus légers avec les visuels. Qu’est-ce qu’on a à voir ? Quel chemin de pensée on crée ? Il y a la teuf, mais il y a la teuf consciente aussi. J’aime trouver l’équilibre. On est là pour passer un bon moment. On n’est pas là pour « sur-cérébraliser » les choses. Quand je bossais avec Barbie Turix, on faisait passer des messages à travers des références légères. Et parfois tu peux mettre un élément fort au milieu de cette légèreté. Boum ! J’adore ça. Surtout si c’est fait avec finesse et que les gens ont toujours le choix de prendre le truc ou pas. J’aime bien me dire que je plante des graines. Je ne me verrais pas donner des leçons. Par contre, j’ai envie de pouvoir aborder plein de sujets. Les mots, les images et le son ont un pouvoir. Je pense qu’en tant qu’artiste, on se doit d’éduquer. La techno a toujours été un milieu anti-conformiste à questionner les choses. Parfois c’est cool d’avoir ces piqûres de rappel, de continuer d’ouvrir les discussions.

Les visuels font partie intégrante de tes shows depuis de nombreuses années. Dirais-tu que ton corps et ton apparence sont le prolongement de tes shows ?
Pas encore à 100%. L’apparence est importante pour moi. Elle raconte déjà quelque chose. Je souhaiterai davantage pousser l’esthétique toujours dans cette idée d’hybride créature. J’aimerais avoir des trucs vraiment fous plus tard. Mais il y a une vraie problématique. Quand je joue, j’ai besoin de me sentir libre de mes mouvements. Je ne peux pas tout porter. Il y a des tenues compliquées sur scène. J’y travaille.

Aujourd’hui, quel regard portes-tu sur la scène hard techno devenue ultra populaire, voire mainstream ? Regrettes-tu qu’elle ne reste pas dans l’underground ?
Je trouve ça très bien que l’on atteigne des grosses stages. Il faut partager au plus grand nombre possible. Après, si c’est pour faire monter des gens qui veulent tous la même chose, c’est un peu dommage. C’est un champ des possibles. On pourrait avoir plus d’individualités différentes, encore plus fortes et marquées. Je me réjouis qu’on ait accès à des grosses stages. Même si je tiens énormément au côté underground. Il n’y a rien de tel que les vraies bonnes raves dans un endroit un peu dirty, bien brûlé. On y trouve une énergie beaucoup plus bestiale. On lâche tout. Le problème aujourd’hui est qu’une fois que tu atteins les grosses stages, c’est très compliqué de te booker sur les petites. C’est une histoire de cachets. Avec ma team, on essaie de trouver cet équilibre entre petites salles et gros lieux. C’est important pour moi d’être connectée aux gens. Je ne pourrais pas être uniquement sur des stages. Je suis tellement loin des gens. Je fais mon truc toute seule. Quelque part, j’ai besoin de les sentir, de garder ce lien. Je suis connectée à tout ce stress, à tout ce qui se passe dans ce monde, aux choses horribles qui nous énervent et qu’on a besoin de lâcher. Ma musique est là pour que tous ensemble, on lâche ce qu’on ne peut pas dire dans la vie de tous les jours. On ne peut pas faire comme si ça n’existait pas, que ça ne nous atteignait pas. Il faut des exutoires.

Ne serait-ce pas également aux artistes de rééquilibrer leurs cachets ?
Il y a un vrai dialogue à avoir. Il faut que tout le monde puisse mettre de l’eau dans son vin. C’est mathématique. Tu ne peux pas vendre un tel cachet quand tu fais dix fois moins d’entrées qu’une grosse stage. Ça devrait être un peu plus au prorata. Si demain, je ne tournais plus dans ces petites salles, collée aux gens, je me sentirais déconnectée.

Contrairement à ton Boiler Room à Paris le 26 mai dernier.
Il y avait plein de gens derrière. C’était incroyable. Ils me laissaient de l’espace. Et quand on sautait, je rebondissais sur eux et je ne tombais jamais. C’est ce genre de vibe qui me fait triper. En plus, j’étais à la maison. J’étais hyper honorée de pouvoir faire un vrai Boiler à domicile. Ce type d’événements à Paris dans des vieilles caves ou de vieux garages me manquaient.
J’aimerais jouer, le temps d’une date, dans des lieux où le line-up n’est pas annoncé. Il faut garder ce plaisir du moment. Mais on doit vraiment discuter des cachets qui bloquent tout. On ne devrait pas être obligés de faire ça en cachette. Cette question est tabou et hyper opaque. Surtout avec l’énorme différence entre les artistes. Il y a une vraie discrimination pour les femmes. Sans elles, la techno ne serait pourtant pas la même. Les promoteurs aiment bien ça. Mais quand tu entends dans les bruits de couloir « elle on l’a invitée pour se la faire » ou « pour la serrer », que veux-tu…

Hugo Bouqueau

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